Bertrand Imbert - Réminiscences

1. La période des guerres (1942-1947)


Introduction
En octobre 1942, je rejoins avec difficulté la zone occupée par les Allemands pour entrer à l'Ecole Sainte-Geneviève, tenue par les jésuites, en deuxième année de préparation à l'Ecole Navale. Quelques mois plus tard, je signe à Londres un engagement volontaire dans les Forces Navales Françaises Libres; j'ai dix-huit ans et vais participer durant ma vie à des événements historiques sur lesquels il me semble intéressant de donner quelques commentaires.

Novembre 1942
Débarquement allié en Algérie et au Maroc malgré une résistance française; débarquement de troupes allemandes en Tunisie sans aucune résistance ! à Toulon est retranchée une bonne partie de la flotte française. Les Allemands ont envahi la zone dite libre et se sont arrêtés à la limite de l'arsenal de Toulon.

Fin novembre ils attaquent avec l'espoir de s'emparer de notre flotte. Celle-ci, sur ordre de l'amiral Jean de Laborde, se saborde, sauf quelques sous-marins qui s'échappent; deux rallient Alger.

Il n'y a plus de concours de l'Ecole Navale; les jésuites nous incitent à préparer le concours d'une école civile : Supelec, Centrale,... Je décide de m'évader de France et de rejoindre les Forces Navales Libres. Avant de partir à Noël 1942 essai infructueux pour ravitailler à Fresnes, une amie d'avant-guerre arrêtée pour faits de résistance, elle sera envoyée à Ravensbrück dont elle reviendra par miracle fin avril 1945.

Évasion de France
Fin février 1943 mon frère aîné et moi, munis de faux papiers pour la zone interdite qui longe les Pyrénées. Nous prenons le train en gare d'Austerlitz pour rejoindre un café dans la banlieue de Saint-Jean de Luz. Le lendemain, à la nuit tombée nous formons un groupe d'une quinzaine d'évadés, guidé par un contrebandier dans les montagnes en évitant les patrouilles allemandes. Après des heures de marche nous arrivons par petits groupes en gare de Saint-Sébastien; là mon frère est arrêté devant moi par la Guardia Civil. Il sera incarcéré, et se déclarera canadien pour éviter d'être remis aux autorités allemandes.

Je continue sur Bilbao pour rester quelques jours cachés par une famille de communistes espagnols. Dans le train Bilbao-Madrid, je suis arrêté et emprisonné à la prison principale de la Castille à Burgos. 23.000 français en majorité jeunes traverseront ainsi la frontière espagnole pour rejoindre l'Afrique du Nord ou l'Angleterre. Le camp le plus célèbre est Miranda (3300 hommes) où l'on peut rester des mois. à Burgos, nous sommes seulement quatre français qui resteront un peu plus de deux mois et qui seront libérés par l'intervention d'une dame d'honneur de l'ancienne reine d'Espagne.

Arrivé à Casablanca en mai, me voici aussitôt transféré à Alger pour suivre les cours d'élève officier de marine. Alger semble une ville en crise : depuis novembre ni l'amiral Darlan, ni le général Giraud n'ont annulé les lois de Vichy contre les juifs, les gaullistes, les francs-maçons, etc. Beaucoup de déserteurs de l'armée volent des camions pour joindre dans le sud tunisien la 1° Division Française Libre qui avec les Anglais de Montgomery chasse l'armée de Rommel de Libye.

Évasion d'Alger
Décidé à déserter aussi pour rejoindre Londres, il me faut échapper à la police française et prendre un itinéraire non surveillé : Le Caire, Khartoum, Fort Lamy et Lagos au Nigeria. Arrivé par hydravion à Plymouth, enfin en Angleterre, on me conduit aussitôt à une prison baptisée « Patriotic School » où tous les évadés d'Europe sont interrogés et filtrés pour identifier des éventuels espions allemands.

Deux semaines plus tard me voici en Ecosse à bord d'un navire auxiliaire qui sert pour la dernière session de l'Ecole Navale Française Libre. Nous sommes une quinzaine d'élèves arrivés d'horizons assez divers. Trois polytechniciens de la promo 42 qui nous quitterons à l'automne, quatre Réunionnais libérés de la tutelle de Vichy par le contre-torpilleur Léopard en novembre 42, deux jeunes officiers au long cours et le reste "flottards" comme moi, évadés de France.

À la fin de l'année nommés aspirants de marine, nous effectuons de rapides cours de spécialité dans la Royal Navy et embarquons sur corvettes et frégates engagées dans la grande bataille de l'Atlantique.

Comme l'a écrit Winston Churchill : « C'est la bataille qu'il fallait à tout prix gagner, car sans cette victoire, il n'y aurait pas eu d'autres batailles, ni d'autres victoires ». Il s'agissait de convoyer d'Amérique en Angleterre, les troupes, le matériel, les vivres afin de permettre l'invasion de l'Europe.

Débarquement en Normandie
Le 6 juin 1944, ma frégate «La Surprise» fait partie de la flotte des 4 000 navires de toutes sortes qui vont débarquer 150 000 hommes sur la côte normande de Saint-Valery à Ouistréham. Notre rôle est de protéger le cuirassé américain «Augusta» contre sous-marins, vedettes lance-torpilles et avions, ces derniers pratiquement absents du ciel ce jour là.

Juin et juillet se passent en convois à travers la Manche y compris pour les navires de la 2e DB qui débarquent à Saint Valéry pour libérer Paris quelques semaines plus tard. Ma frégate part ensuite assurer le blocus des poches de l'Atlantique encore tenues par les Allemands. Le 8 mai 1945, signature de l'Armistice, la France est représentée. Le général de Gaulle assure le pouvoir jusqu'en janvier 1946, tandis que Churchill lui sera remplacé en juillet 45. Quelques déportés reviennent, les listes sont affichées devant l'hôtel Lutétia; les prisonniers de guerre aussi.

L'Extrême-Orient
Les Français Libres ont signé leurs engagements également pour la guerre avec le Japon et celle-ci continue, mais au mois d'août les Américains larguent deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki; les Japonais capitulent.

Dès le mois de juillet, j'ai été transféré dans un bataillon de fusiliers- marins destinés au théâtre d'opération chinois. Fin août nous apprenons que nous irons en Indochine sous les ordres du général Leclerc pour «rétablir la situation de 1939 ! ». Ce qui n'arriva jamais. Cela ne m'arrange pas car je me suis fiancé avec une rescapée de Ravensbrück et il me paraît indispensable d'acquérir une spécialisation technique. Hélas je n'arrive pas à manoeuvrer assez vite et j'embarque pour l'Indochine en octobre 45.

Pierre Messmer, Compagnon de la Libération est parachuté au Tonkin au début de l'automne pour devenir gouverneur de cette province. Comme il me l'a dit plusieurs fois : « le sentiment national n'est pas le privilège exclusif des peuples colonisateurs ». D'ailleurs à son retour au pouvoir en 58, De Gaulle saura décoloniser l'Empire; mais n'oublions pas qu'en 1947 déjà l'Angleterre a donné l'indépendance à l'Inde comme l'ont fort bien décrit les écrivains Lapierre et Collins.

2. La période 1948-1986

Revenu d'Indochine j'ai abordé un nouveau chapitre de ma vie en m'éloignant de la marine pour travailler à diverses applications scientifiques et techniques, me marier, avoir cinq enfants et répondre en 1969 à l'appel de Control Data.

L'Antarctique (1948-1959)
À l'automne 1948 je lis dans Le Figaro un article de Paul-Emile Victor parlant d'une expédition en Terre-Adélie. La première depuis sa découverte en 1840 par Dumont d'Urville (dont l'épouse se prénomme Adèle). Nous prenons rendez-vous et je commence à collaborer avec un trio d'amis qui forme le noyau initial; quelques mois plus tard me voici plongé dans la géophysique, l'astronomie de position et des problèmes plus pratiques : où trouver du pemmican (au Danemark), où trouver un capitaine au long cours pour ramener un navire polaire récemment acheté, de San-Francisco. Ce sera à Fécamp.

Au printemps la marine me détache au CNRS pour la durée de l'expédition. Appareillage en novembre afin de traverser la banquise en plein été austral en janvier. Pas de chance cette année là, nous faisons le tour du monde pour rien... En 1951, j'hivernai comme second du lieutenant de vaisseau Michel Barré, sans savoir que nous nous retrouverons plus tard dans l'informatique : lui en tant que président de CII et moi directeur de Control Data France ! Je commence à bien connaître les laboratoires de météo et de géophysique qui nous détachent des chercheurs. Au retour je suis reçu au concours du Service Hydrographique de la marine et l'année suivante l'Académie des Sciences me demande de prendre la responsabilité des trois années d'hivernage prévues pour couvrir l'Année Géophysique Internationale.
Sont créés sur la côte : l'observatoire de géophysique Dumont d'Urville et la station de recherche Charcot isolée sur le plateau glaciaire à 2400m d'altitude, avec trois hommes dans l'inconfort physique, mais une grande solidarité qui dure encore.

Direction des applications militaires du CEA (1960-1967)
Depuis le retour du général de Gaule au pouvoir en 58, le développement d'une force nucléaire de dissuasion est devenu essentiel pour faire entendre notre voix dans la concertation des grands. Les États-Unis n'y tiennent pas et il faudra le faire sans eux ! Le directeur des applications militaires du CEA, Jacques Robert, ingénieur du génie maritime de 40 ans, esprit clair, intelligence supérieure, forme son équipe depuis quelques mois et j'ai la chance d'en faire partie pour m'occuper des essais et plus tard des affaires industrielles. L'une de celles-ci sera : comment se procurer une puissance de calcul suffisante ?

Cabinet du ministre de l'Éducation Nationale (1967-1968)
À l'occasion d'une réorganisation interne, le directeur des applications militaires m'inscrit à la 20e session de l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale, occupation à mi-temps. Soudain Alain Peyrefitte qui vient de quitter le ministère de la Recherche prend en été 67, celui de l'Éducation Nationale et me fait signe pour rejoindre son cabinet. Je m'occuperai de la réforme des enseignements primaire et secondaire, en s'inspirant des idées anglo-saxonnes et accepte enthousiaste. Tout cela finira en queue de poisson en mai 68... Le mois suivant, je collabore à la campagne électorale de Robert Galley collègue du CEA et surtout de la France Libre ; il me renverra l'ascenseur plus tard en choisissant Control Data plutôt que Bull pour les PTT.

Control Data Corporation (1969-1986)

Gérard Beaugonin,
Créateur de Control Data France
Gérard Beaugonin me propose fin 1968 de rejoindre sa société. Je resterai 17 ans en faisant un travail passionnant. De ces années je voudrais surtout retenir mon poste de direction de Control Data France 1970-1975 et mon séjour à Minneapolis au près de William Norris, j'en profite pour rendre hommage à deux hommes qui m'ont marqué: GB et WN, leur énergie créatrice, leur vision inépuisable qu'elle inspiration ! quel exemple ! Il faut aussi citer l'enthousiasme et la compétence des équipes françaises qui m'évoquent toujours les paroles du roi Henri V selon Shakespeare « We few, we happy few, we band of brothers »...

PS: En 86 après la direction d'une petite société que reprendra l'ami Salvatore Cacciopo avec la SCOA, je réponds à l'appel de Dave Familiant pour être V.P. du Gartner Group. Puis à celui de Bob Fiastre pour être V.P. de Evans et Sutherland, qui lance un grand calculateur à architecture parallèle.

Ensuite la retraite, ce drôle de mot et de multiples occupations dans des associations diverses ou pour écrire livres et articles.

William Norris,
Créteur de Control Data Corporation